17
« Je pourrais te tuer ! hurla Dezz à l’intention de Carrie. Je l’avais dans ma ligne de mire ! »
Elle croisa les bras.
« Jargo le voulait vivant. Tu visais la tête.
— Je visais la moto. La moto !
— Si tu voulais abîmer la moto, intervint Jargo en s’interposant entre eux, tu aurais pu la mettre hors d’usage au moment où tu as crevé le pneu de la Suburban, petit. »
Dezz, rouge de colère, fronça les sourcils.
« Quoi ?
— Tu espérais qu’Evan s’enfuirait, reprit Jargo. Pour pouvoir le descendre. Parce que tu es jaloux. Cela te permettait d’éliminer ton rival.
— C’est pas vrai. » Dezz secoua la tête, sortit un caramel de sa poche et se le fourra dans la bouche. « Je m’en fous avec qui elle couche.
— Pourquoi tu n’as pas bousillé la moto, alors, après cette petite leçon de tactique que tu m’as donnée tout à l’heure ? demanda Jargo avant de marcher jusqu’à Gabriel, de le pousser doucement du pied.
— Je pensais pas qu’il essaierait de s’enfuir. Comment je pouvais savoir qu’il résisterait, c’est jamais qu’un putain de réalisateur ! cracha-t-il avec mépris avant de se tourner vivement vers Carrie. Il savait se servir d’une arme, pourquoi tu m’as pas prévenu ?
— Je n’en savais rien. Il ne me l’a jamais dit.
— Dezz, dit Jargo d’un ton glacial. Son père est un as de la gâchette. Il n’est pas déraisonnable de penser que c’est lui qui lui a appris. »
Dezz ôta vivement son blouson, montra la brûlure sur son bras.
« Ça t’emmerderait de t’inquiéter pour moi ?
— Je vais te chercher un pansement. Satisfait ? dit Jargo.
— Si tu veux savoir avec certitude ce qu’Evan sait et s’il constitue une menace, dit Carrie d’une voix calme, tu dois l’attraper vivant. Je peux le retrouver. Il a quelques amis, quelques endroits où se cacher.
— Où va-t-il aller, Carrie ? demanda Jargo, imperturbable, tout en prenant le pouls de Gabriel.
— Essaie d’imaginer ce qu’a pu lui dire Gabriel. C’est un ancien de la CIA. Il a non seulement un différend avec toi, mais aussi avec l’Agence. S’il opère vraiment seul, il aura voulu conserver une mainmise totale sur Evan. Il a été jusqu’à l’arracher aux griffes des flics, bon sang. Il aura donc prévenu Evan de ne pas se rendre à la police, ni à aucune autre autorité. » Elle espérait être convaincante et opta pour la solution la plus évidente. « Il va retourner à Houston. Il va me chercher. Il a des amis là-bas. »
Dezz pointa son arme contre la poitrine de Carrie. Elle sentit la tiédeur du canon encore chaud à travers le tissu de son chemisier.
« Si tu l’avais pas laissé venir à Austin hier matin, on n’en serait pas là. »
Elle écarta doucement le pistolet.
« Si tu réfléchissais avant d’agir…
— Calmez-vous, tous les deux ! ordonna Jargo. Malgré toutes les jolies théories de Carrie, il est peut-être en route vers le commissariat de Bandera. Gabriel est en vie. Tirons-nous et emmenons-le avec nous. »
Ils chargèrent Gabriel à l’arrière de la Malibu volée et effacèrent les empreintes de la voiture qu’ils comptaient abandonner derrière un épais taillis de chênes. Gabriel avait été touché en deux endroits : à l’épaule et en haut du dos. Il était inconscient. Carrie alla chercher une trousse médicale et pansa ses blessures.
« Est-ce qu’il va tenir le coup jusqu’à Austin ? demanda Jargo.
— Oui, si Dezz ne l’achève pas », répondit Carrie.
Dezz monta dans la voiture, régla le rétroviseur en sorte de pouvoir surveiller Carrie, qui, assise à l’arrière, avait la tête de Gabriel sur ses genoux.
« Je pourrais te tuer », répéta-t-il. Mais sa voix trahissait juste la blessure de l’enfant rejeté, son agressivité n’était plus qu’une pose.
Elle décida qu’il était temps de modifier la règle du jeu.
« Tu ne le feras pas, répondit-elle calmement. Je te manquerais. »
Dezz la fixa du regard et elle vit la colère s’estomper de son visage. Soulagée, elle s’autorisa à respirer de nouveau normalement.
*
« Allez dîner, leur ordonna Jargo lorsqu’ils furent de retour à l’appartement d’Austin. J’ai besoin de calme pour ma petite discussion avec M. Gabriel. »
Le ton de cette annonce ne présageait rien de bon, mais Carrie n’avait pas le choix. Elle sortit en compagnie de Dezz et ils longèrent la rue sous la voûte ombragée des chênes jusqu’à un petit restaurant Tex-Mex. L’endroit était plein de jeunes gens branchés venus assister au festival de cinéma et de musique South by Southwest qui se tenait chaque année à Austin à la mi-mars. Son cœur se serra. Evan avait encore parlé d’y assister la semaine précédente ; la première projection de Mauvaise passe avait eu lieu à ce même festival deux ans plus tôt. Il adorait l’exubérance du festival, son énergie, les rencontres qu’on y faisait. Il aimait voir tous les nouveaux films d’avant-garde, se laisser griser par le bouillonnement de tous les artistes présents. Mais le montage de Bluff le minait. Il ne s’en sortait pas, et il avait finalement décidé de faire l’impasse sur l’édition de cette année.
Des jeunes gens qui lui rappelaient Evan étaient réunis autour des tables, ils discutaient, riaient, pensaient à l’art plutôt qu’à la survie. Il aurait dû être ici avec elle, à aller voir des films, écouter des groupes. Au lieu de cela, elle était avec Dezz, qui faisait un signe à une serveuse et se dirigeait vers un box. Carrie le suivit, puis s’excusa et se rendit aux toilettes, le laissant faire joujou avec les sachets de sucre posés sur la table.
Les toilettes pour femmes étaient bondées et bruyantes. Carrie s’isola dans une cabine et ouvrit le double fond de son sac à main. Elle en tira un PocketPC tout fin, tapa un bref message, et appuya sur la touche « envoi ». L’organiseur se connecta au serveur sans fil du café d’à côté. Elle attendit une réponse.
Lorsqu’elle eut fini de lire la réponse, elle battit des yeux pour retenir ses larmes et se dirigea vers le lavabo. D’une main tremblante, elle s’aspergea le visage. Elle sortit des toilettes, s’attendant presque à trouver Dezz l’oreille collée à la porte ; elle aurait alors pu le tuer sur place. Mais le couloir n’abritait qu’un trio de femmes hilares.
Elle regagna le box. Dezz était occupé à vider un sixième sachet dans son thé glacé tout en regardant le sucre glisser entre les glaçons jusqu’au fond de son verre. Elle l’observa – pommettes saillantes, cheveux blonds crasseux, oreilles légèrement décollées. Et, au lieu de le craindre, elle eut pitié de lui durant un bref instant de faiblesse. Puis elle se rappela l’agent et la femme sur la route, elle le revit tirant sur Evan, et ressentit un profond dégoût. Elle aurait pu le descendre, ici même, dans ce box. Il n’avait pas son arme à portée de main.
Mais elle se contenta de s’asseoir. Il lui avait aussi commandé un thé glacé.
« Parfois, commença-t-il sans la regarder, je te déteste vraiment, et d’autres fois, non.
— Je sais, répondit-elle en buvant une gorgée de thé.
— Tu aimes Evan ? demanda-t-il d’une voix douce, presque enfantine, comme s’il avait épuisé sa dose de fanfaronnade pour la journée. »
Elle ne pouvait lui répondre qu’une chose.
« Non. Bien sûr que non.
— Mais tu me le dirais si tu l’aimais ?
— Non. Mais je ne l’aime pas.
— C’est dur d’aimer. » Il enfonça sa paille dans le monticule de sucre et remua jusqu’à ce qu’il se soit dissous. « J’aime Jargo, et tu as vu comment il me traite.
— Cet agent. Cette pauvre femme. Dezz, est-ce que tu comprends que c’était une erreur terrible ? Tu n’as fait qu’accroître nos risques. »
Elle devait aborder ce sujet comme une erreur tactique, pas comme une tragédie humaine, car elle n’était pas certaine qu’avec son cerveau tordu et pas tout à fait achevé il pût éprouver la moindre compassion.
« Ouais. Je sais. »
Il écrasa une tostada, fit voler les miettes à travers la table d’une pichenette, trempa son doigt dans la salsa, le lécha. La serveuse arriva pour prendre leur commande. Dezz voulait commencer par un gâteau très leches, mais Carrie s’y opposa : le dessert à la fin du dîner ! Il ne broncha pas. Malgré la haine tenace qu’elle éprouvait à son égard, elle se demanda s’il avait vraiment eu une chance de s’en sortir avec un père tel que Jargo.
« Où es-tu allé à l’école, Dezz ? »
Surpris, il leva les yeux vers elle. Il n’était pas habitué aux questions personnelles, et Carrie s’aperçut qu’il n’avait de conversations régulières qu’avec Jargo et Galadriel. Elle ne lui connaissait pas d’amis.
« Nulle part. Partout. Il m’a envoyé à l’école en Floride pendant un temps. J’aimais bien la Floride. Puis à New York, et pendant trois ans je n’ai même pas su s’il était vivant ou mort. Puis deux ans en Californie. À cette époque, je m’appelais Trevor Rogers. Trevor, tu parles d’un nom. À d’autres moments, il s’emmerdait pas à m’envoyer à l’école. Je l’aidais.
— C’est lui qui t’a appris à tirer et à tuer et à voler ? »
Elle parlait doucement pour que sa voix soit couverte par la musique tejana diffusée par les haut-parleurs et par les rires qui fusaient aux tables voisines.
« Bien sûr. De toute façon, j’aimais pas l’école. Trop de choses à lire. Mais j’aimais bien le sport. »
Elle tenta de se représenter Dezz jouant au base-ball sans filer de coups de batte au lanceur de l’équipe adverse. Ou bien disputant une partie de basket avec des garçons qui n’avaient jamais appris à neutraliser une alarme ou à trancher une jugulaire.
« Ça ne t’arrive pas souvent de manger tranquillement, comme ça, avec un autre être humain, pas vrai ?
— Je mange avec Jargo.
— Tu pourrais l’appeler papa. »
Il but une longue gorgée de son thé rendu trouble par le sucre.
« Il aime pas ça. Je le fais seulement pour l’emmerder. »
Elle se rappela son propre père, l’amour évident et indéfectible qu’elle lui portait. Elle regarda Dezz faire tourner son thé dans sa bouche, puis lever les yeux vers elle avant de les baisser de nouveau avec un mélange de mépris et de timidité. Elle vit alors avec une effroyable clarté que Dezz la considérait sans doute comme la seule femme à qui il pouvait parler, la seule qu’il pourrait jamais espérer avoir.
« Je suis toujours furax après toi, dit-il, les yeux braqués sur son verre. » Leurs assiettes arrivèrent. Dezz piqua un morceau d’enchilada au bœuf, enroula un long fil de fromage autour de sa fourchette et le brisa d’un mouvement ample du bras. Il tenta un sourire. Carrie frémit de dégoût. « Mais je m’en remettrai.
— Je le sais », répondit-elle.
L’appartement plongé dans l’obscurité était calme. Jargo avait loué les deux logements attenants pour ne pas être dérangé. Il posa un petit dictaphone numérique sur la table basse, entre les couteaux.
« Pas d’objections à ce que j’enregistre, monsieur Gabriel ? Je ne voudrais pas bafouer vos droits constitutionnels. Je ne veux pas faire ce que vous avez fait à d’autres, il y a bien des années de cela.
— Allez vous faire foutre. » Affaibli par la perte de sang, la douleur et l’épuisement, il parvenait à peine à parler. « Ne me parlez pas de ce qui est moral ou décent.
— Vous m’avez longtemps cherché. Mais on vous a retiré votre licence. » Jargo sélectionna un petit couteau et un autre, plus long, spécial jour de fête. « Ce gros joujou est un couteau à volaille. Plutôt approprié.
— Vous n’êtes qu’un sale traître. »
Jargo inspecta le couteau, fit courir le tranchant le long de sa paume.
« Cette rengaine est terriblement éculée. Appât à traître. Appâter ne demande pas grand-chose. Attraper est plus impressionnant, dit-il en s’approchant de Gabriel. Pour qui travaillez-vous ces temps-ci ? La CIA, Donna Casher, ou bien quelqu’un d’autre qui voudrait ma peau ? »
Gabriel ravala sa salive. Jargo leva la fine lame argentée du petit couteau, fronça un sourcil.
« Celui-ci n’est pas pour le poulet, mais pour les saucisses.
— Vous me tuerez, que je parle ou non.
— Mon fils vous a mis dans un tel état qu’il ne me reste plus grand-chose à faire. Mais il dépend de vous d’en finir plus ou moins vite. Je suis un humaniste.
— Allez vous faire foutre.
— Pas moi. Votre fille. Ou vos petites-filles. Elle a, voyons voir, trente-cinq ans, un mari très riche, et elle vit à Dallas. Dezz peut aller faire un tour dans sa somptueuse maison. Il la baisera sous les yeux de son richard de mari, leur expliquera que c’est à cause de son abruti de père que leurs vies de rêve vont s’achever dans le sang, puis il les étripera. » Il marqua une pause, esquissa un sourire. « Ensuite, je vendrai vos petites-filles. Je connais un homme qui vit en reclus à Dubaï. Il m’en refilera vingt mille dollars. Plus, si je lui refile un service non dépareillé. »
Des larmes de terreur montèrent aux yeux de Gabriel.
« Non ! Non ! »
Jargo se fendit d’un sourire. Tout le monde, sauf lui, avait une faiblesse, ce qui ne le rendait que plus fort, plus sûr de lui.
« Allons, parlons en professionnels, et votre famille continuera à vivre son conte de fées. Pour qui travaillez-vous ? »
Gabriel prit deux inspirations profondes avant de répondre.
« Donna Casher.
— Qu’étiez-vous exactement censé faire pour elle ?
— Leur procurer des faux papiers, les mener, elle et son fils, jusqu’à son mari. Puis les faire sortir tous trois du pays. Les protéger.
— Et votre salaire ? »
Jargo s’approcha et fit glisser le fil du long couteau sur la mâchoire de Gabriel.
« Cent mille dollars. »
Jargo abaissa le couteau.
« Ah. De l’argent. Voudriez-vous un verre pour calmer la douleur ? Bourbon du Kentucky ? Tequila mexicaine ?
— D’accord, répondit Gabriel en fermant les yeux.
— Et moi qui avais entendu dire que vous ne picoliez plus. Quelle tristesse de replonger. De toute façon, vous n’aurez rien à boire. Pas pour l’instant. Je ne vous crois pas, monsieur Gabriel.
— Bon Dieu, je vous en prie, ne faites pas de mal à ma famille. Ils ne savent rien. »
Jargo se pencha vers Gabriel, étudia son visage comme s’il admirait la finesse d’exécution d’un tableau, puis, d’un petit geste sec, lui arracha un lambeau de joue. Gabriel serra les dents mais ne cria pas. Le sang se mit à ruisseler lentement.
« Je suis impressionné. » Jargo se leva, marcha jusqu’au bar, ouvrit une bouteille de whisky, la renifla. « Glennfiddich. Votre péché mignon durant votre heure de gloire à la CIA. C’est du moins ce que j’ai entendu dire les rares fois où j’ai pris la peine de me pencher sur votre cas. » Il versa un peu d’alcool sur la coupure de Gabriel. « À la vôtre ! »
Gabriel émit un gémissement.
« Allons. Un vieux de la vieille dans votre genre, cent mille dollars ne vous paieraient même pas vos chips et votre gnole. » Il tira un bout de papier de sa poche de veste, lui plaça devant les yeux. « Nous avons retrouvé cet e-mail que vous avez envoyé à Donna Casher. Décodez-le-moi. »
En homme aguerri, Gabriel n’était pas prêt à lâcher le morceau.
« Je ne sais pas ce que ça veut dire. »
Jargo lui donna un coup de lame à l’oreille, le lobe se mit à saigner. Gabriel tressaillit.
« Avec deux balles dans le corps et la bouche en compote, vous ne devez plus sentir grand-chose. Vous voulez que j’extraie les balles ? » demanda Jargo avec un grand sourire. Gabriel frémit. « Vous voyez, Donna Casher qui s’adresse à un vétéran alcoolo de la CIA, c’est plutôt une question à un million de dollars. Pourquoi vous ? Je pense que vous vouliez frapper un grand coup. L’argent ne vous intéressait pas. Dites-moi tout. Pour votre famille. » Jargo se pencha en avant et lui murmura dans son oreille en lambeaux. « En échange de leur sécurité. »
Gabriel fut pris de haut-le-cœur et se mit à pleurer. Jargo dut se retenir pour ne pas l’égorger. Il détestait les larmes, elles rabaissaient tellement un homme. Gabriel reprit son souffle.
« Le message signifiait qu’elle était prête à s’enfuir.
— Merci, répondit Jargo. S’enfuir avec quoi ?
— Donna avait une liste. »
La confirmation qu’il attendait.
« Une liste ?
— Des noms. Des agents de la CIA… qui effectuent des opérations illégales, sans autorisation, qui commanditent des assassinats et des missions d’espionnage auprès d’un groupe de mercenaires nommé les Deeps. Elle connaissait leurs noms, savait comment ils vous indemnisaient pour les services que vous leur rendez. Comme je l’avais toujours suspecté.
— Mais jamais prouvé, dit Jargo. Décrivez-moi ces informations, s’il vous plaît.
— Selon elle, ce groupe indépendant, les Deeps, travaillait pour des gens de la CIA, du FBI, du MI5 et du MI6 en Angleterre, de toutes les agences d’espionnages du monde. Pour des multinationales, des membres de gouvernements, des hauts fonctionnaires. Dès qu’un sale boulot doit être effectué, sans que personne sache jamais rien… ils font appel à vous.
— En effet, confirma Jargo. Et vous comprendrez que mes clients n’apprécieraient guère que vous connaissiez leur identité. » Il approcha le couteau de la gorge de Gabriel. « Mitchell Casher savait-il que vous deviez jouer les gardes du corps auprès de sa femme ?
— Selon Donna, il n’était au courant de rien. Il était en mission pour les Deeps – pour vous – et elle devait le retrouver en Floride trois jours plus tard, après son retour d’une mission à l’étranger. Elle voulait que je sois présent quand elle le lui annoncerait. Pour le convaincre qu’ils n’avaient d’autre choix que s’enfuir. Je devais jouer le rôle d’un agent de liaison de la CIA, lui assurer qu’ils obtiendraient l’immunité et une nouvelle identité en échange des informations. Après quoi ils devaient partir, pour toujours… Toute la famille.
— Donna le mettait devant un fait accompli.
— Elle ne voulait pas laisser le choix à son mari. Elle brûlait tous leurs ponts.
— Où comptait-elle fuir ?
— Je devais juste aider les Casher à arriver sains et saufs en Floride. Ils seraient partis de là. Quelque part. Je ne sais pas où. Donna ne vous l’a-t-elle pas dit avant que vous ne l’assassiniez ?
— C’est Dezz qui l’a tuée dans un accès de colère. Parce qu’elle refusait de parler. Elle était plus forte que vous. Et aussi, elle était mieux entraînée. » Il essuya le sang sur le couteau. « Elle a donc convoqué Evan à Austin.
— Donna avait prévu de lui expliquer qu’ils devaient fuir. Elle comptait lui dire toute la vérité, qu’elle travaillait pour votre réseau, qu’elle voulait vous faire tomber, vous et vos clients. Après quoi, on gagnait la Floride en voiture. Elle préférait éviter les aéroports.
— Il a eu de la chance que vous arriviez. » Jargo approcha son visage de celui de Gabriel. « Cette liste de clients et les fichiers connexes se trouvaient sur l’ordinateur d’Evan. Nous les avons vus. Nous les avons effacés. Vous prétendez qu’il ne savait pas qu’il les avait ?
— Je n’en sais rien. Ce que je dis, c’est que sa mère savait. Il… il n’a pas l’air au courant de grand-chose.
— Est-ce qu’il sait, oui ou non ?
— Je ne pense pas. Il est bête comme ses pieds.
— Non, il n’est pas bête. » Jargo fit courir la pointe de la lame le long du menton de Gabriel. « Je ne vous crois pas. Donna a effacé les fichiers de son propre ordinateur. Elle a installé une copie de secours sur celui d’Evan. Mais elle avait besoin de ces fichiers pour le convaincre qu’ils devaient disparaître. On n’abandonne pas sa vie comme ça, sans raison. Evan a donc dû voir les fichiers. Et il a sans doute pris la précaution d’en cacher une copie.
— Il n’est pas au courant. »
Jargo enfonça le couteau dans la blessure que Gabriel avait à l’épaule. Ses yeux sortirent de leurs orbites, les veines de son cou saillirent. Jargo lui plaqua une main sur la bouche pour étouffer ses cris, tourna la lame dans la plaie, puis il retira le couteau et le secoua pour en ôter le sang.
« En êtes-vous sûr ?
— Il sait, haleta Gabriel. Il sait. Je le lui ai dit. Je vous en supplie. Il connaît votre nom. Il sait que sa mère travaillait pour vous.
— Il s’est battu contre vous.
— Oui.
— Il vous a mis une raclée.
— Il a trente ans de moins que moi.
— Étant donné votre revers de fortune, dit Jargo, je pense que vous aimeriez qu’Evan ait ma peau. »
Les yeux de Gabriel croisèrent ceux de Jargo.
« Vous n’êtes pas éternel.
— Certes. Où étiez-vous censé rencontrer Mitchell en Floride ?
— Donna connaissait l’endroit, moi pas. Il ne savait pas qu’elle venait. Elle comptait l’intercepter avant qu’il ne rentre chez lui.
— À qui Evan va-t-il demander de l’aide ? À la CIA ?
— Je lui ai déconseillé de s’adresser à eux. Je ne voulais pas… »
Jargo se leva.
« “Je… Je… Je…” Il n’y en a que pour vous ! Vous vouliez les fichiers pour vous. Pour avoir ma peau. Pour humilier la CIA. Ça les aurait foutus par terre, vous savez. La vengeance. Vous voyez où ça vous a mené ?
— J’ai tenu parole.
— Dites-moi, vous faites souvent confiance au premier fêlé qui propose de vous aider dans votre vendetta contre la CIA ? Elle a dû vous fournir de sérieuses références. Vous donner un goût de ce qui vous attendait. »
Gabriel fixa Jargo du regard et prononça le mot « Smithson », puis il se fendit d’un sourire tandis que Jargo blêmissait.
« Je vous ai dit tout ce que je sais. »
Jargo fit son possible pour contenir ses émotions. Bon Dieu, que lui avait dit Donna exactement ? Il fit comme si le nom « Smithson » ne signifiait rien pour lui.
« Evan a laissé un gros paquet d’argent à l’arrière de la Suburban de votre gendre. Mais pas de pièces d’identité. Je présume que les Casher n’étaient pas censés s’envoler de Floride sous leur véritable identité. J’ai besoin de connaître les noms qui figurent sur les faux papiers que vous avez donnés à Evan. »
Gabriel ferma les yeux, comme s’il s’armait de courage avant de répondre.
Jargo but une gorgée de whisky, se pencha tout près de Gabriel et recracha l’alcool sur sa balafre.
Gabriel lui rendit son crachat.
Jargo essuya du revers de la main le filet de salive sur sa joue.
« Vous allez me donner chaque nom figurant sur les papiers d’Evan. Puis nous irons… »
Nulle part. Gabriel baissa soudain la tête en l’inclinant vers la droite. Puis, en retenant son souffle, il s’empala violemment sur le long couteau que tenait Jargo.
« Non ! »
Jargo s’écarta et lâcha le couteau, qui resta planté dans le cou de Gabriel. Celui-ci s’écroula, yeux clos, une flaque d’urine se forma sous lui et il laissa échapper son dernier souffle.
Jargo dégagea le couteau. Il chercha le pouls de Gabriel. Rien.
« Tu ne peux pas me faire ça maintenant ! Pas maintenant ! »
Fou de rage, il se mit à bourrer le cadavre de coups de pied. Dans le visage, la mâchoire. Des os et des dents craquèrent sous son talon, du sang lui éclaboussa le mollet. Puis sa jambe commença à fatiguer, son pantalon était foutu et sa fureur s’atténuait. Il se laissa tomber sur la moquette souillée. Smithson. Qu’avait exactement dit Donna à Gabriel ou à son fils ?
« Est-ce que tu m’as menti ? demanda Jargo au cadavre. Est-ce que tu connais nos noms ? »
Il ne pouvait pas courir ce risque. Impossible. Il devait envisager le pire. Evan savait. Il ne pourrait jamais dire à ses clients qu’ils étaient en danger. Ce serait la panique, la fin de son commerce, de sa crédibilité. Ses clients ne devaient pas savoir qu’une telle liste existait. Il devait mettre la main sur Evan sur-le-champ.
Il essuya le couteau et appela Carrie sur son téléphone portable.
« Revenez. On quitte Houston. Immédiatement. »
Son compte était bon. Fini les discussions. Evan Casher était un homme mort, et Jargo savait qu’il tenait l’appât parfait pour le piéger en beauté.